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LA FOURMI ROUGE ET AUTRES TEXTES

Charles-Albert Cingria

 

                Celui qui a déjà croqué des fourmis comprendra mieux l’esprit charles-albertien. D’abord, une faible décharge électrique, une impondérable goutte d’acide titille la langue et par réflexe on plisse les yeux. Ensuite on salive, comme lorsqu’on arrose de jus de citron l’huître encore palpitante en sa coquille, et l’on apprécie, en fin connaisseur, les nuances fruitées des cépages formiques à qui l’exposition de la fourmilière, le pH du sol et la nature de l’humus, et surtout l’espèce communiquent leur caractère. On devient myrmécophile comme on devient un lecteur de Cingria.

                Quand une idée traverse l’esprit de certains, il leur faut prendre des airs inspirés pour que ça se remarque. Chez lui, l’idée foisonne et se change en histoires jamais conventionnelles qui transpirent la poésie. Maurice Chappaz, son excellent compatriote suisse, affirmait en paraphrasant Pascal que « tout le malheur de l’homme vient de ne savoir demeurer en repos dans sa province ». Charles-Albert Cingria, lui, défendait l’inverse, à savoir que plus on bouge, plus on sait reconnaître la beauté de la création.

                « Quel besoin de parler, quel besoin de séduire et de se donner de l’importance alors que devant une telle ignominie de l’heure actuelle il ne doit y avoir que des têtes farouches et muettes ? Rechercher la société est rechercher sa perte », disait l’insaisissable hôte des bistrots et des bibliothèques. « Les études que j’ai faites sont surtout celles qui ne m’ont pas été imposées », avouait l’érudit truculent et irrévérencieux qui se passionnait, en franc-tireur, avec les sens autant sinon plus qu’avec les méninges, pour l’histoire médiévale et le chant grégorien. Ses coups de griffes ne sont pas des écorchures superficielles ; pour nous transmettre la joie, ils ouvrent notre vie jusqu’au « bitume de l’être ».

                Charles-Albert Cingria aimait vagabonder en vélo de course. Poète cycliste, contemplatif en roue libre, moraliste en plein air, le nez au vent. « Le temps est révolu d’une liberté et d’une égalité fanatiquement médiocres et paroxysées dans le stupide, écrit-il. La maigreur est stupide. Bientôt, n’en doutez pas, on y mettra de l’ordre : on arrêtera les trains, soit au départ, soit au milieu des champs, pour demander à tous ces gens qui font des gueules de quel droit ils traversent ainsi des contrées sans s’inquiéter de savoir si cela plaît aux sources, aux arbres, aux habitants. »

                La diversité de ces écrits indique que nos itinéraires doivent évoluer, quoi qu’il en coûte, qu’il ne faut pas s’enfermer dans une méthode comme en un nid de poule, que la vision qu’on a des choses, même si elle s’avère des plus réduites au départ, peut s’arrondir, déborder, prendre enfin un splendide embonpoint. « Ce qui nous concerne, c’est ce qui nous frappe de stupeur à l’instant même et qui n’est pas contingent : qui est immédiat et éternel. » Pas de béni-oui-oui ni de tièdes, ni de chipoteurs ni de maigres sur le porte-bagages de Charles-Albert ! D’ailleurs, si je ne m’abuse, un vélo de course n’a jamais eu de porte-bagages.

 

 

 

 

 

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